Une terre, des peuples
Nous allons vous présenter les ensembles de flûtes de Pan du peuple ’Are ’are, vivant sur l’île de Malaita, à l’est de la Papouasie. Cette île est par sa superficie Ia deuxième des îles Salomon et la première par sa population. Ayant jusqu’à 40 km de large, Malaita s’étend sur une longueur d’environ 180 km si I’on y inclut Maramasika ; Petite-Malaita, située à la pointe sud-est de I’île principale et séparée d’elle par un détroit. Les habitants de Malaita parlent quelque onze langues avec de nombreuses variantes dialectales. Les principales frontières linguistiques traversent l’île dans le sens de la largeur (voir carte). Toutes les langues sont étroitement apparentées.
Aujourd’hui, la grande majorité des Malaitais est christianisée.
Un peuple : les ’Are ’Are
Autrefois les ’Are ’are habitaient surtout les montagnes de l’intérieur de Malaita et, en moins grand nombre, les rivages de la lagune et du détroit qui sépare Petite-Malaita de l’île principale. Aujourd’hui, la majorité de la population est descendue sur la côte. Comme tous les habitants de Malaita, les ’Are ’are plantent des tubercules : taro, igname, patate douce. Les porcs ne sont tués qu’à I’occasion des grandes fêtes. Le poisson ne fournit qu’un apport modeste de l’alimentation. Le seul produit d’exportation est le coprah, albumen séché de la noix de coco.
Une musique polyphonique
Les ’Are ’are connaissent différents types de chants (complaintes et chants d’amour, lamentations funèbres, berceuses, chants de pirogue, chants divinatoires, chants pour piler le taro, chants avec accompagnement de gros bâtons de rythmes), mais c’est en musique instrumentale qu’ils ont atteint, avec d’autres sociétés de Malaita, un degré de richesse peu commun en Océanie. Contrairement à certaines idées reçues, la polyphonie n’est pas I’apanage des peuples européens. En effet, divers ensembles instrumentaux traditionnels jouent une véritable musique polyphonique qui n’est pas le fruit d’un quelconque hasard mais l’aboutissement d’une longue tradition. Chaque génération a apporté une pierre à l’édifice, nous livrant aujourd’hui une musique vivante, possédant une âme et une couleur, celles de leur peuple.
Différents instruments (flûtes de Pan en faisceau, flûte traversière, petits bâtons de rythme, arc musical) sont essentiellement joués pour Ie divertissement personnel du musicien [1]. Il n’en est pas de même pour l’ensemble de tambours de bois et pour les ensembles de flûtes de Pan qui apparaissent exclusivement au cours de grandes fêtes rituelles liées au culte des ancêtres et au prestige des « grands hommes ». Cette musique d’une richesse inouïe - par la variété des instruments, des types d’ensembles instrumentaux et des chants, par la variété des répertoires, par la complexité des compositions - est cependant menacée de disparition. Pour une petite minorité des ’Are ’are seulement, elle a gardé une signification. Pendant la christianisation qui a touché 90% de la population, les missions ont combattu toute expression musicale traditionnelle. Pour elles, toute musique traditionnelle appartient aux « devils » (esprits d’ancêtres). Pour toute musique, la plupart des chrétiens n’ont plus que les cantiques d’église et les chants néo-polynésiens accompagnés à la guitare. Diverses églises encouragent aujourd’hui les ’Are ’are à faire de la musique traditionnelle dans le nouveau contexte des fêtes modernes, mais peu de jeunes s’y intéressent.
La musique instrumentale
A Malaita, le terme désignant la musique instrumentale est : « au » (bambou), tout ce type de musique étant joué avec des bambous. Le terme « bambou » est celui qui se rapproche le plus de notre terme « musique » ; la raison en est sans doute que les instruments en bambou sont les seuls à donner une « mélodie ». Chez les ’Are ’are, le terme « mani’au » (littéralement : morceau de bambou), ne désigne pas un fragment quelconque de ce végétal, mais un "morceau de musique« . Le terme »pau ni’au" (littéralement : tête de bambou), ne désigne pas la partie supérieure d’un bambou, mais la voix principale de la polyphonie à deux voix. Le terme "au ni haka" (littéralement : bambou du blanc), recouvre toute la musique européenne et néo- polynésienne, que I’instrument soit la guitare, la trompette ou le piano ; ce terme désigne également la radio, le tourne disque et le magnétophone.
Dans tout Malaita, on distingue les bambous « soufflés » (ufi) des bambous « frappés » (’ui). La musique instrumentale est une "musique à programme". Chaque morceau, construit selon des règles rigoureuses, porte un titre qui résume en général le « programme ». Chants d’oiseaux, coassements de grenouilles, crissements d’insectes, cris de mammifères, grésillement des gouttes de pluie sur une feuille, murmure ou mugissement de la mer, craquement de branches d’arbres se frottant dans le vent ; tout bruit dans la nature fournit le thème d’une composition. Les sons produis par l’homme également : pleurs d’enfants, gémissements de malades ou de blessés, ronflement de dormeurs, paroles, bruits de travail, etc. Certaines compositions sont inspirées par des mélodies d’autres ensembles instrumentaux ou de chants. Des morceaux peuvent traduire un mouvement visuel tels que le balancement d’une araignée ou le va-et-vient des gens.
L’histoire de la composition, le « programme » et le nom du compositeur sont transmis aux jeunes musiciens s’ils le demandent. Ce récit informel est appelé « sisihora » comme tout récit légendaire ou rythmique. Les non-musiciens ignorent ces histoires et le plus souvent aussi le titre des morceaux.
Des instruments
Les flûtes de Pan jouées en formation sont faites de tuyaux de bambou dont l’extrémité inférieure est fermée par le noeud. Ces instruments sont du type : "incurvé à une rangée de tuyaux en ordre décroissant unique". Le musicien porte ses lèvres sur le côté concave. Le tuyau le plus long se trouve à gauche dans la position de jeu.
Les ensembles de flûtes de Pan
Pour écouter les différents ensembles de flûtes de Pan, cliquez ici
La musique instrumentale la plus importante pour les ’Are ’are est celle des ensembles de flûtes de Pan. Il existe aujourd’hui encore quatre types d’ensembles (dont l’un connaît deux variantes), un cinquième ayant disparu il y a quelques décennies.
L’ensemble « ’au Tahana »
Le « ’au Tahana » est considéré par les ’Are ’are comme l’ensemble le plus important et le plus ancien. Il est formé de quatre musiciens jouant une polyphonie à deux voix, chaque voix étant doublée à l’octave. Chaque instrument possède 14 tuyaux et l’échelle équiheptaphonique complète, c’est à dire que l’octave est divisée en sept intervalles équidistants dont la valeur est plus petite que le ton entier du système tempéré occidental (fig. 12).Les deux plus grands instruments (dont le plus long tuyau mesure environ 50 cm) sont appelés « ’are paina » (chose grande) ; les deux plus petits instruments, accordés à l’octave supérieure, sont nommés « ’are masika » (chose petite). Les quatre musiciens forment un cercle, le dos vers l’extérieur. Le joueur du plus petit instrument se met à droite du musicien jouant la même voix sur le grand instrument (fig. 1).
Quand les musiciens sont d’inégale compétence, les moins qualifiés prennent le petit instrument, pouvant ainsi suivre des oreilles et des yeux le jeu du musicien sur le grand instrument. Les instruments du « ’au tahana » sont les plus difficiles à jouer : il y a de grands intervalles et à certains passages, le musicien doit souffler simultanément dans deux tuyaux voisins, obtenant ainsi une sorte d "’ornement harmonique" à la seconde. Il n’y a ni accompagnement rythmique ni danse : le « ’au tahana » est une véritable musique de concert. Il se produit dans les circonstances suivantes : premières funérailles, funérailles commémoratives, fête des porcs, fêtes des jeunes gens, mariage, tournée musicale. Les musiciens sont payés en monnaies de coquillage et avec des prestations de nourriture.
Le répertoire comprend 174 morceaux.
L’ensemble « ’au paina »
L’ensemble « ’au paina » (bambou grand) est formé de huit musiciens jouant une polyphonie à deux voix étant jouée sur quatre instruments de taille différente, accordés entre eux à l’octave. Ces flûtes de Pan ont une échelle pentaphonique (fig.l2), considérée par les ’Are ’are, comme étant extraite de l’échelle équiheptaphonique. En effet, quand ils fabriquent de nouveaux instruments du type « ’au paina » et qu’il n’y a pas de vieux instruments pouvant servir de modèle pour l’accord, les ’Are ’are prennent un instrument du « ’au tahana » et mesurent la longueur des tuyaux 1, 2, 3,5, 6,8, etc… Les cinq sons de l’échelle pentaphonique sont donc ici réellement extraits de l’échelle équiheptaphonique. Le plus grand instrument mesure environ 160 cm, le deuxième 80 cm, le troisième 40 cm et le quatrième 20 cm.
Comme dans l’ensemble « ’au tahana », les musiciens soufflent à certains endroits d’un morceau, simultanément dans deux tuyaux voisins donnant une seconde. Les huit musiciens se mettent en deux rangs, face à face, les quatre musiciens de chaque rang jouant la même voix quadruplée à l’octave.(fig.3).
Les instruments ont onze ou douze tuyaux. Il devrait en principe y en avoir 13, le plus long n’étant jamais soufflé mais accordé aussi soigneusement que les autres. L’existence de ce tuyau non joué s’explique par la façon de porter le plus grand instrument (« kii »). Afin d’augmenter la puissance de son souffle, le musicien se sert de tout son corps, se penchant violemment en avant chaque fois qu’il souffle dans un tuyau. Pour avoir l’instrument bien en main (malgré sa taille et son poids considérable et les mouvements du corps pendant le jeu) le musicien coince le premier tuyau sous son bras gauche. Il ne peut pas, bien entendu, le souffler puisque le tuyau n’est plus dans l’alignement des embouchures. Dans les trois instruments plus petits, ce premier tuyau non soufflé existe également, bien qu’il ne soit pas coincé sous le bras (ce qui serait techniquement impossible pour les petits instruments). Ce tuyau non soufflé peut même déranger le musicien qui, pour ne pas souffler dedans par erreur, le baisse d’environ d’un centimètre. Souvent cependant, certains instruments ne comportent plus ce premier tuyau non soufflé : c’est qu’il s’est cassé et n’a pas été remplacé.
Quand on considère la largeur du plus grand instrument et les mouvements violents du musicien, on comprend que celui-ci risque, dans le feu de l’action, de se tromper de souffler dans un mauvais tuyau. Pour diminuer ce risque, le musicien écarte de la main droite les tuyaux donnant les sons les plus hauts, qu’il n’a pas à employer dans le morceau qu’il joue. Comme dans le « au tahana », chaque morceau est joué deux fois. Il n’y a pas d’accompagnement rythmique ni de danse. Le musicien qui se sent particulièrement en forme et aime le morceau, abaisse pour un moment son instrument et chante d’une voix aiguë.
Le « ’au paina » est joué pour les mêmes circonstances que le « ’au tahana », à l’exception des mariages et des tournées musicales.
Le répertoire comprend 85 morceaux.
L’ensemble « ’au keto »
L’ensemble « ’au keto » est formé de six musiciens jouant une polyphonie à trois voix, chaque voix étant doublée à l’octave. Les instrumentistes se mettent en cercle, le dos tourné vers l’extérieur. Le « petit » instrument se trouve toujours à droite du « grand » qui joue la même voix (fig.5).
Le plus grand instrument mesure environ 50 cm. L’échelle équiheptaphonique est répartie sur deux instruments formant la paire, le troisième continue l’échelle incomplète du premier. Ainsi, si nous donnons un numéro à chaque son de l’échelle équiheptaphonique, de bas en haut, nous obtenons les chiffres suivants : l’instrument qui joue la voix « too ’au » est constitué de cinq tuyaux 1,3,5,7,9 ; l’instrument « maani ’au » est constitué de sept tuyaux : 4,6,8,10,12,14 ; l’instrument « rehe » a les sept tuyaux 5 ,7 ,9 ,l I , 13 , 15 ,17 . Chacun des trois instruments jouant une voix différente.
Il est plus facile de jouer de ces instruments que ceux du « ’au paina ». Chaque instrument du "’au keto" ayant une échelle en tierces, la distance à parcourir avec la bouche pour souffler dans le bon tuyau est moins grande : les intervalles les plus fréquemment joués successivement sur le même instrument sont la tierce (le tuyau voisin) et la quinte (un seul tuyau sauté). De plus, il n’y a pas ici d’« ornement harmonique » comme avec les instruments qui ont des tuyaux voisins à intervalles de seconde (« ’au tahana » et « ’au paina »).
L’ensemble « ’au keto » est formé de musiciens renommés. Les circonstances pour lesquelles le « ’au keto » joue, sont les mêmes que celles du « ’au tahana » à l’exception du mariage.
Le répertoire comprend 48 morceaux.
L’ensemble « ’au taka’iori »
L’ensemble « ’au taka’iori » est composé de dix flûtes de Pan. La polyphonie est à quatre voix. Les deux voix « mélodiques » sont jouées par quatre musiciens sur des instruments à sept ou huit tuyaux, chaque voix étant doublée à l’octave. Les deux voix d« ’accompagnement » restent le plus souvent sur une ou deux hauteurs, elles sont jouées par six musiciens sur des instruments de quatre à cinq tuyaux, chaque voix étant triplée à I’octave. Les dix joueurs de flûte de Pan se mettent sur deux rangs, face à face, chaque rang comprenant une voix « mélodique » et une voix d« ’accompagnement » (fig 8).
L’échelle équiheptaphonique est, comme pour l’ensemble « ’au keto », répartie sur deux instruments formant paire, chaque instrument ayant donc des tuyaux accordés en tierce. Le plus grand instrument a une longueur d’environ 75 cm. Des hommes et des femmes dansent autour de l’ensemble et entre les deux rangs, frappant rythmiquement sur des paquets de feuilles. Le "’au taka’iori est le seul ensemble de flûte de Pan chez les ’Are ’are auquel soient associés d’autres instruments.
Le répertoire est le plus restreint de tous les ensembles de flûtes de Pan : 32 morceaux.
L’ensemble « ’au taka’iori ni Marau »
Le « ’au taka’iori ni Marau » est une variante du « au taka’iori ». Les deux mots « ni Marau » signifient « de Marau ». Marau est un groupe de petites îles situées à la pointe sud-est de Guadalcanal, et séparées de Malaita par 60 kms de mer ouverte. Marau a été peuplée par des ’Are ’are. Le « ’au taka’iori » qu’on y joue, et que quelques villages de la lagune ’Are ’are à Malaita connaissent également parce que c’est de là que sont partis de nombreux ’Are ’are pour se fixer à Guadalcanal, est légèrement différent du « ’au taka’iori » courant.
Il y a également dix joueurs de flûtes de Pan, mais ils sont disposés en forme de cercle et non pas sur deux rangs (fig 9). Les deux voix d« ’accompagnement » ne sont pas triplées à l’octave, mais seulement doublées ; elles sont jouées par quatre musiciens. Les deux voix « mélodiques » sont jouées par six musiciens, chaque voix sur deux instruments de taille identique et sur un instrument plus grand, accordé à l’octave inférieure. Les danseurs et danseuses ne frappent pas ici sur des paquets de feuilles, mais entrechoquent des morceaux de bois taillés dans des branches de sagoutier ou frappent sur la paume de la main une natte enroulée.
Le répertoire comprend 55 morceaux
Les rites
Dans le contexte rituel , les musiciens jouent en général des tranches de dix morceaux, le onzième ayant pour fonction de signaler la dizaine complète et d’annoncer une pause. Avant de jouer avec l’intensité normale, chaque morceau est répété à un faible niveau sonore afin de vérifier si tous savent le jouer correctement. La petite répétition terminée à la satisfaction des musiciens, le morceau est joué dans les trois types d’ensembles qui font une véritable musique de concert (« ’au tahana, ’au paina et ’au keto »), plusieurs fois (en général trois ou quatre) dans l’ensemble qui accompagne une danse ("’au taka’iori).
Les ensembles de flûtes de Pan, en de longs concerts, jouent des pièces innombrables qui, avec les monnaies et les nourritures en abondance, constituent I’essentiel des fêtes. Il est même indispensable de faire partie d’une formation musicale lorsqu’on vient à une fête donnée en l’honneur d’un « grand ». La musique des divers ensembles de flûtes de Pan est très appréciée pour le plaisir qu’elle donne aux musiciens, à leur public et aux ancêtres ; lorsqu’elle est bien jouée, elle établit un accord plus harmonieux et plus confiant entre les hommes comme entre les vivants et les morts, dissipant la violence et inclinant à l’amour.
Cet article est tiré d’un bulletin de l’association « Syrinx Academy », créée et pilotée par Patrick Kersalé. Patrick a été le tout premier en France à faire un véritable travail de recherche sur le vaste monde des flûtes de Pan.
Note - Des modifications ont été apportées à l’occasion de la publication sur notre site, rajout de photos, corrections mineures, etc.
Cet article est basé sur les travaux de M. Hugo Zemp, ethnomusicologue chargé de recherche au CNRS.
La SYRINX ACADEMY remercie Monsieur Hugo Zemp, chargé de recherche au CNRS, d’avoir aimablement autorisé Ia publication. dans ce bulletin, d’une partie du remarquable travail qu’il a effectué à Malaita au cours des années 70. Nous tenons également à exprimer toute notre reconnaissance au peuple ’Are ’are de nous avoir ainsi fait partager une partie de sa culture.