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Commençons par le commencement…
Les pratiques musicales qui précèdent le blues méritent notre attention ! Mais plus encore, approcher le contexte social dans lesquels elles étaient pratiquées permettra de comprendre déjà un peu la nature profonde du blues…
Il est communément admis que le blues associe deux pratiques, l’une venant d’Afrique, et l’autre d’Europe. Mais plus récemment, l’idée que les indigènes ont aussi à voir dans cette genèse se fait de plus en plus entendre…
Europe
Caractéristique de la musique européenne, l’harmonisation est sans doute ce qui aura frappé l’esprit des esclaves africains quand ils ont été malgré eux confrontés à la culture des blancs, eux-mêmes issus de l’immigration européenne.
Le fait que l’on utilise des accords pour soutenir une mélodie est une nouveauté absolue pour eux puisqu’un tel système n’existe à cette époque qu’en Europe et est totalement inconnu en Afrique.
Cette harmonisation véhiculée par les immigrants blancs, souvent des travailleurs ou des paysans, est simple et essentiellement bâtie en « tonal restreint ». C’est à dire que l’harmonisation repose sur des accords de trois notes, dénommés « triades », comme l’accord de do majeur (do-mi-sol), sauf sur l’accord du cinquième degré, la dominante, qui peut porter une « tétrade », soit l’accord de septième de dominante - en do majeur, c’est l’accord de sol7 (sol-si-ré-fa) - d’une part, et de l’autre que ce système ne fait entendre que peu de tensions entre mélodie et harmonie.
Ce système est dit « fonctionnel », l’accord de septième de dominante, placé sur le cinquième degré, porte une tension qui va le plus souvent se résoudre dans l’accord de tonique sur le premier degré. Ce mouvement représente une « cadence », symbolisée V-I, très prégnante.
C’est ce mouvement, relativement obligé, qui permet de dire que le système est fonctionnel : l’accord de septième de dominante, qui n’existe que sur le cinquième degré, renvoie vers la tonique.
Si j’insiste un peu ici sur cet accord de septième de dominante, c’est qu’il en sera fait un tout autre usage dans le blues.
Afrique
De l’Afrique, les esclaves conservent un art de la mélodie basé sur la gamme pentatonique, matériau très archaïque bien qu’encore rencontré sur toute la planète, mais particulièrement prisé en Afrique et un art du rythme très efficace. Dans le dénuement et la misère où ils furent plongés, leur mémoire, leurs voix, ne pouvait leur être ôtées !
Du point de vue rythmique, et sans trop rentrer dans les détails.
Les règles qui régissent cette science du rythme sont très anciennes et bien antécédentes à nos propres règles actuelles, lesquelles se sont formalisées avec la nécessité d’écrire la musique et de l’inscrire dans des « mesures ». En fait les procédés sont très différents et produisent naturellement des résultats assez différents. L’inscription dans la mesure à conduit à procéder par subdivision d’une grande valeur, alors qu’auparavant, mais encore en Afrique et dans quelques régions du monde sans doute, il était tout-à-fait possible de procéder par agglutination de valeurs… C’est un des éléments qui a favorisé l’émergence des polyrythmies.
De cela aussi reste que les temps forts, dans la musique africaine, et le blues qui en découle, peuvent être sérieusement bousculés, et on se placera volontiers juste avant ou juste après ces temps forts. On retrouve cette particularité aussi dans le jazz.
Le blues adoptera la carrure… et pourra s’écrire sans trop de difficultés, mais il demeurera que les appuis ne sont pas nécessairement sur les temps forts.
Quant à la question du pentatonisme, elle fait l’objet d’un article assez détaillé. Le sujet méritait cette attention !
L’esclavage et les « work songs »
Du temps de l’esclavage, les noirs, travaillant dur dans les champs, accompagnaient leurs efforts par des chansons, les « work songs ». On retrouve ce type de pratique à peu près partout dans le monde quand il s’agit de coordonner un effort ; nos chants de marins sont exactement de même nature. Dans la marine française, l’usage était que l’équipage pouvait rudement malmener verbalement un officier durant ces chants et nul n’en prenait ombrage parce que cela agissait aussi comme une soupape contribuant à apaiser les rancœurs. Ces work songs ne nous sont pas directement connus, mais en fait ils n’ont probablement jamais cessé d’être chantés… C’est du moins la théorie de Loomax, un des spécialistes de ces questions…
La ségrégation et les « prison songs »
Avec la fin de l’esclavage et la fin de la guerre de sécession arrive les lois de ségrégation, en 1875, qui ne seront abolies qu’en 1960…
Mais avant la ségrégation, durant l’esclavage, les noirs vivaient assez proches des petits blancs, les contremaîtres, les travailleurs libres, voire des « maîtres » quand ils étaient employés au service de la maison. C’est assez certainement durant cette période que les échanges ont été les plus nombreux entre noirs et blancs, puisqu’avec la ségrégation il n’y eut plus guère de lieux où ils auraient pu se rencontrer.
C’est dans ce temps, avant 1875, qu’a pu germer le blues tel qu’il est apparu ensuite mais il ne pouvait naître alors puisque la possession d’un instrument leur était interdit. Les noirs n’avaient donc que leur voix, et pas d’instruments pour s’exprimer. Il manquait une composante pour l’éclosion du blues… La première photo de noirs avec des instruments, des guitares, ne date que de 1898…
Qu’en est-il des work songs ? Et bien ils sont devenus les prison songs. La fin de l’esclavage a en effet été une période tragique pour les noirs, libres certes, mais surtout libre de crever de faim parce que nul n’était plus dans l’obligation de les nourrir, ce que le code de l’esclavage au moins leur garantissait… Et ils ont commencé à se retrouver massivement dans les terribles pénitenciers, souvent condamnés pour de petits larcins.
En ces temps, dans certaines états, on pouvait lyncher un noir parce qu’il avait regardé une femme blanche avec un regard appuyé, ce qui était considéré par les blancs revanchards comme le plus grave des délits.
On n’allait pas au pénitencier pour un délit considéré comme grave…
Dans les pénitenciers, les sanctions n’avaient rien à envier à celles qu’on leur infligeait du temps de l’esclavage et montraient même un art consommé du sadisme…
Dans ce contexte, une fois encore, et comme trop souvent, il n’y a plus que leurs voix qui leur appartenaient…
En 1966, Peter Seeger, qui n’est pas seulement une idole des américains mais aussi et surtout une icône de l’anti-racisme (et autres luttes…), réalise un film dans un pénitencier. La vie y est sans doute moins âpre que quelques décennies auparavant, mais on y chante toujours…
Questions - Réponses
Écoutons quelques work songs enregistrés dans le Mississippi state penitenciary…
On y entend une forme récurrente, un prisonnier lance le chant et tous les autres reprennent en chœur. Cette forme est commune à tous chants de métiers, chants de travail… C’est le jeu des questions-réponses que l’on retrouvera aussi sensiblement sous la même forme dans le blues, en tout cas celui des origines.
Dans ce deuxième exemple, la forme est un peu différente, on entend le meneur lancer son chant mais avant qu’il ait fini le vers, il est rattrapé par le chœur qui finit avec lui…
On retrouvera aussi ces deux formes par exemple dans le negro spiritual.
OUI, l’esclavage n’existe plus aux USA, et la condition des noirs américains s’est beaucoup améliorée durant le XXe siècle… Mais ils sont sans doute encore nombreux à avoir de bonne raisons de chanter le blues… Parce que le blues n’est pas seulement un style musical, c’est avant tout l’expression d’innombrables âmes en souffrance.
Vous pouvez vous procurez ces enregistrements sur iTune.
Pour les illustrations des albums, voyez ci-dessous dans le porte-folio.