Cet article est tiré d’un bulletin de l’association « Syrinx Academy », créée et pilotée par Patrick Kersalé.
Patrick a été le tout premier en France à faire un véritable travail de recherche sur le vaste monde des flûtes de Pan.
La doina (prononcer doïna [1]) peut être une
chanson d’amour, une ballade, un cri
contre toute forme d’injustice ou
l’expression de tout sentiment.
Ce style musical est connu dans le monde
entier [2]. C. Brailou, ethnomusicologue
roumain a recensé les peuples qui
l’utilisent :
- En Europe : Yougoslaves, Roumains, Aroumains, Bulgares, Albanais, Ukrainiens, Turcs, Espagnols.
- En Asie du sud, du centre, de l’est : Persans, Cambodgiens, Chinois.
La doina vocale
La portée des sujets littéraires des doinas
sont extrêmement compréhensibles. Les
thèmes portent en eux la douleur, le
chagrin, l’affliction, l’amertume et sont
l’écho de la vie du peuple roumain,
obscurci par le tourment et le fardeau que
représentent toutes sortes de privations.
Cependant, l’essence de ce genre de
choses n’est ni le pessimisme, ni
l’abaissement, ni le découragement. Pour
le créateur populaire, l’injustice sociale
est manifeste et la chanson est la manière
de la présenter comme opprobre publique,
d’où les accents de révolte, parfois de
terrible colère, qui ont pénétrés les vers
des doinas. La lutte des classes est un
sujet traité avec véhémence dans les
doinas. Presque toute la poésie de
proscription a trouvé d’admirables
contours musicaux, utilisant toutes les
ressources expressives de la doina.
Des poèmes d’amour et autres éloges des
beautés de la nature, des textes de
mariages et même des créations de poésie
contemporaine font écho de la nouvelle
conscience sociale.
Visionnez intégralement cette vidéo réalisée pour l’Unesco
sur Youtube.
Structure de la doina roumaine
I - Partie introductive
Elle est formée par :
a) une interjection ample - à caractère
arbitraire (facultatif) : un arpège
ascendant, d’un ou de plusieurs sons
allongés ou une mélisme ou, parfois,
d’autres formules ; elle est chantée sur des
syllabes indépendantes du vers et,
b) - une formule initiale dont le contenu
est assez varié : alternance, régulière ou
non, de deux sons conjoints ou disjoints,
ornementés ou non ; une formule formée
par deux hémistiches identiques ou
différents : a et b différent d’une région
à l’autre.
II - Partie médiane
Dans cette partie, le nombre et la manière de grouper les lignes mélodiques dépendent de la volonté et du talent de l’interprète. Dans les types archaïques, le nombre des formules est réduit et elles sont très peu différenciées. Dans cette partie médiane, le recto-tono [3] alterne avec des récitatifs mélodiques et avec de riches dessins ornementés, en une continuelle variation.
III - Partie finale
C’est un récitatif recto-ton ou une
formule individualisée. Les trois parties
constituent une section (ou une période)
musicale qui comprend un nombre
indéterminé de lignes mélodiques, dont la
répétition et la succession ne sont pas
fixes d’une exécution à l’autre. Leur
ampleur dépend du type qu’elles
représentent, du contenu littéraire et des
possibilités de l’interprète. Celui-ci
choisit, dans le trésor artistique
traditionnel, les éléments qu’il estime être
convenables et qui sont connus dans la
collectivité où il vit et les traite librement.
La liberté de l’improvisation réside donc
dans l’élision ou dans le maintien de
certaines formules, dans la manière
personnelle de les répéter et de les faire
succéder, de les élargir ou de les
concentrer, de les chromatiser, de les
ornementer.
En général, le mode de ré est préféré,
mais avec une quarte variable, soit
naturelle, soit dièsée.
La doina instrumentale
A la différence de la doina vocale, la doina instrumentale a des formes plus développées, avec une étendue plus large, des phrases qui ne doivent plus respecter le patron octosyllabique des vers et une ornementation plus riche, selon les possibilités techniques offertes par les instruments.
Quelquefois, la doina instrumentale est
composée de deux genres musicaux
différents ; par exemple, dans le
répertoire des bergers roumains, il y a un
poème musical dénommé : "Quand le
berger a perdu ses moutons", pièce à
programme, de vaste dimension, dans
laquelle on décrit la désolation du berger
et sa joie, lorsqu’il les retrouve.
Toutes ces qualités et spécialement le rôle
primordial joué par l’improvisation
confèrent à la doina de n’être qu’un
système d’expression de soliste.
Il existe cependant une forme mixte,
vocale et instrumentale. A certaines
occasions, la doina vocale est
accompagnée par un ou plusieurs
instruments. La section vocale alterne
alors avec des interludes instrumentaux.
L’introduction et les interludes ont un
contenu apparenté à la mélodie vocale
mais avec certains changements.
Les traits caractéristiques de la doina roumaine
- Echelle unitonale, non modulante, formée parfois d’un nombre réduit de sons ; ces sons sont organisés en systèmes sonores variés, ayant quelquefois une base pentatonique.
- Formules mélodiques spécifiques récitatif recto-tono, récitatif mélodique et parlato (presque parlé) ;
- Formules richement ornementées, mélismatiques, souvent réalisées par roulement autour du même son ;
- Rythme parlando-rubato, avec certains des sons allongés sur n’importe quelle syllabe ;
- Forme architectonique libre, ouverte ;
- Emission vocale différente d’une région à l’autre (avec des sons « sanglotés » ou « glougloutés » ou une émission cristalline, gutturale, etc…
La doina roumaine offre une grande unité de style. Les différences régionales de celle-ci sont moins importantes qu’elles ne le sont dans le chant proprement dit et n’affectent en rien ses traits essentiels.
Répartition géographique de la doina
Bela Bartok fut le premier à définir (1925)
les éléments constitutifs de la doina. Ses
recherches ont montré son existence en
Oltenia, Muntenia, Dobrudja, Moldavia,
Bucovina, Maramures, Tara Oasului,
Salaj, Nasaud le long des rivières Somes,
Mures et Tirnave, à Tara Bîrsei, Tara
Oltului et à Sibiu ; des vestiges de la
doina ont été trouvés dans le Banat et dans
les districts avoisinants de Transylvanie,
particulièrement sous des formes
instrumentales. En bref, la doina était
connue en ce temps de toutes les régions
habitées par les Roumains.
La situation contemporaine de la doina est
inégale dans les diverses régions de la
Roumanie. Dans les dernières décennies,
des changements importants se sont
produits dans la vie des genres
folkloriques.
Evolution
La doina reste encore vivante seulement
dans quelques régions et souvent
seulement dans le répertoire des vieux et
des meilleurs interprètes paysans. Le
nombre très petit des variantes et parfois
la simplification de la forme
architectonique et de l’ornementation sont
les conséquences de l’utilisation réduite de
la doina. La doina vocale disparaît dans
certaines régions pour faire place
seulement à la doina instrumentale.
Le dernier degré dans l’évolution de ce
genre est la tendance à concentrer ces
moyens d’expression dans une forme
architectonique fixe, strophique, qui
rapproche la doina de la chanson
proprement dite et marque une dissolution
avancée de ce genre. Dans ce dernier cas,
les différentes formules, dont la place
était rigoureusement fixe dans la doina
« classique » se mêlent : le récitatif est
moins utilisé, les sections musicales sont
beaucoup plus courtes, le champ
d’improvisation est limité au cadre formel
fixe, donc la dimension et la structure de
ces sections sont désormais presque
semblables.
Nous voyons donc que la doina, produit
artistique très ancien, essentiellement basé
sur l’improvisation, quoiqu’il soit régi par
des lois précises, commence à disparaître
sous l’influence des genres à forme fixe.
Pourtant, quelquefois, la forme
architectonique de la doina disparaît mais
une partie de ses éléments se retrouvent
dans d’autres genres, notamment dans la
chanson proprement dite où se
retrouvent le récitatif et d’autres moyens
expressifs.
Le nai roumain et la doina
Écoutez une doina interprétée au naï.
Le nai, par l’étendue de ses possibilités
expressives est l’instrument de
prédilection pour l’interprétation des
doinas. L’étendue de sa tessiture permet
d’exprimer toutes formes de sensibilités :
ses aigus chanteront la joie tandis que ses
graves entonneront la tristesse du cœur.
Les longs portamenti et les vibrati très
caractéristiques ne manqueront de parfaire
le jeu. La plupart des "éléments de styles
musicaux" cités plus haut pourront être
exécutés sur un nai.
L’imagination, la virtuosité et le style
propre à chacun d’entre vous, donneront
encore de belles années de vie à la doina
roumaine !
Outre les caractères stylistiques régionaux relevés par Patrick, on peut aussi remarquer de réelles différences selon les « styles » d’interprétation de ce répertoire.
On pourrait distinguer trois cadres (pour simplifier…), avec en premier lieu celui naturel de l’expression des non-professionnels, les villageois, comme cette jeune fille que l’on peut entendre dans la vidéo. Que ce soit pour la doina instrumentale ou chantée, ils ne sont habituellement pas accompagnés [4] et produisent sans doute la doina la plus archaïque, voire authentique. Ceci ne signifie pas bien sûr qu’ils se cantonnent à une reproduction respectueuse « note à note » d’un chant ; la part d’improvisation fait partie du cadre prévu ! Ces interprètes jouent et chantent pour leur plaisir.
Un second cadre est celui des lautari, les musiciens professionnels ou semi-professionnels embauchés à l’occasion de fête (noces essentiellement aujourd’hui) ou de funérailles. Eux sont dans l’obligation de répondre à une attente parfois clairement exprimée par ceux qui les font travailler. Ainsi alors que la plus grande part des lautari de Roumanie sont tziganes [5], le répertoire qu’il devront interpréter est celui des villageois roumains, non-tziganes. Dans ce cadre, le goût de ces musiciens ne peut s’exprimer toujours librement, et quand ils oublient cette contrainte il est courant que celui qui les a embauché les rappelle à l’ordre (en frappant quelques coups sur la contrebasse…) et requiert plus de sobriété dans l’interprétation.
Enfin, on trouve des formations plus importantes avec des musiciens et/ou chanteurs/chanteuses qui ont conquis les ondes ou qui ont une grande réputation. Ceux-là connaissent aussi un très large répertoire et se font entendre loin de leurs zones d’origines. Mais alors que leur notoriété pourrait leur conférer une plus grande liberté, il semble que leur professionnalisme les conduit cependant à des interprétations plus « policées ».
Ces derniers sont peut-être déjà dans une « quête esthétique » tandis que les premiers seraient plus près de l’émotion et du sens… Le terme « esthétique » n’est pas bien sûr à comprendre péjorativement… Le changement de cadre n’est jamais sans incidence sur les pratiques artistiques… Mais toutes sont également estimables.
Sources bibliographiques
- Romanian Folk music : Tiberiu Alexandru (Musical Publishing house)
- Rumunska Doina (Stil u muzici zajednieki narodima balkanskih karpata) Emilia Cimisel - Bukurest.