Souvent difficilement accessible à la raison, le symbolisme originel perdure pourtant dans l’inconscient collectif. Aussi longtemps que l’objet existe, il continue de nourrir le tissu social et d’enrichir, d’élargir la communication au-delà des frontières qui bornent les esprits et les mémoires. Par la grâce de son caractère universel, il jette un pont entre tous les humains, de tous âges, sexes ou races.
Le symbolisme originel est étroitement lié à la forme de l’objet archétypal ainsi qu’à la nature des matériaux employés. En outre, il est le reflet de la nature des rapports sociaux en usage à l’heure de sa création. Ajoutons qu’il est simple par vocation [1], faute de quoi il ne traduirait pas une réalité originelle.
Dans cet essai, seuls deux caractères symboliques, liés à l’archétype, sont présentés. Le premier tient à sa forme. Il est spécifique de la flûte de Pan [2] et est traité dans le premier chapitre.
Le second est lié au matériau. Il est partagé par toutes les flûtes de chaumes et fait l’objet du second chapitre. Dans le troisième chapitre, l’objectif recherché est de montrer que les caractères symboliques originels, même dégradés, doivent pouvoir être retrouvés tout au long de la vie de l’instrument.
GENESE DE LA FLUTE DE PAN
Quand E. Morin énonce : "… il est probable que le chant, la musique et la danse trouvent, non pas leur origine, mais véritablement leur épanouissement et leur accomplissement chez sapiens" [3], il rend parfaitement compte d’une évolution récente des connaissances que nous avons de nos lointains aïeux. De même, Y. Coppens, l’inventeur de Lucy, déclarait récemment qu’il convenait de réviser nos datations au vieillissement. Il déclarait aussi qu’il ne doutait plus que Néanderthal connaissait la musique [4].
Pour remonter aux sources de la musique, il faut donc rejoindre l’homo erectus qui, rappelons-le, était déjà socius, faber et loquens. Je postule qu’entre ses mains nous trouvons un tuyau unique, lequel est à l’origine de la flûte de pan, faite de tuyaux rassemblés. Ce simple sifflet n’émet qu’une seule note, mais puissamment et permet de communiquer à distance [5]. Il fut sans doute utilisé rapidement à cet usage, notamment lors de la chasse, l’activité centrale d’homo erectus. Chacun a son sifflet qui le relie aux autres et qui le distingue des autres.
Avec l’émergence d’homo sapiens, l’on voit apparaître le meurtre gratuit, les massacres inter-claniques, conséquences probables de la pression démographique mais surtout comme le dit E. Morin : "… sapiens est beaucoup plus porté à l’excès que ses prédécesseurs et son règne correspond à un débordement de l’onirisme, de l’éros, de l’affectivité, de la violence" [6]. Il dit aussi : "Le règne de sapiens correspondant à une massive introduction du désordre dans le monde" [7]. Opposées à ces troubles, des pratiques rituelles viennent renforcer la nécessaire cohésion du groupe. Telles sont les danses de chaîne où chaque participant est relié à tous les autres.
Naissent aussi les symboles [8]. Il est alors permis de croire qu’une identification s’est opérée entre l’homme et son tuyau. Dès lors, toutes les conditions sont réunies pour permettre cette évolution qui va conduire du tuyau unique à la flûte de Pan. Cette transformation est très progressive et connaît une phase intermédiaire, parfaitement illustrée par une invention archéologique essentielle. Il s’agit de sifflets en os de renne [9] attachés par un lien et formant une sorte de chapelet distendu, permettant un usage musical, collectif, en dansant et sans perdre le contact aux autres [10].
Ce lien, qui relie d’abord les tuyaux et les rassemblera ensuite, signe une évolution des relations entre individus. Il accompagne l’émergence d’une vie collective conscientisée et infiniment plus complexe.
Très progressivement, le sifflet est devenu flûte et celui qui en joue tient symboliquement le groupe entier dans ses mains.
Il aura fallu des siècles et des siècles pour que se noue ce lien autour de la flûte de Pan. L’une des deux fonctions symboliques fondamentales qu’elle va assumer, et pour des millénaires, sera à l’image de ce lien : rapprocher les membres d’une communauté [11].
LES MATERIAUX NATURELLEMENT CREUX
Les chaumes
La nature même du matériau permet une fabrication sans outil du tuyau originel [12]. Cette qualité, outre qu’elle nous invite à croire à l’extrême ancienneté de la flûte de Pan, mérite d’être envisagée aussi sous un autre angle.
Aujourd’hui, nous sommes entourés d’innombrables objets creux et nous ne leur prêtons aucune attention particulière. Il n’en fut pas toujours ainsi car la nature vierge n’en offre que fort peu, ce qui les rend spécialement remarquables.
La grotte, le ventre maternel, suggèrent la notion d’abri, de protection. Quant aux chaumes, secrètement creux et résolument phalliques, ils présentent tout à la fois les caractères de la féminité et de la virilité. Ils renvoient à la mystérieuse notion de procréation et symbolisent la fertilité, la sexualité [13]. Ainsi, " Dans la mythologie du Shinto, la pousse de roseau issue des eaux primordiales représente la manifestation, l’équivalent du lotus. " [14]. Et que lit-on au sujet du Lotus : " La fleur de lotus est donc avant toute chose le sexe, la vulve archétypale, gage de la perpétuation des naissances et renaissances. " [15]. Les citations pourraient être innombrables…
Ce caractère symbolique des chaumes, lié à l’essence même du matériau est fondamental. Il sera naturellement partagé par l’ensemble des flûtes de chaumes.
Les os creux d’oiseaux [16]
De mise en œuvre plus difficile que les chaumes, ce matériau est certainement plus tardivement utilisé [17] mais je ne crois pas qu’il faille y voir un matériau de substitution, même si cette hypothèse ne peut être totalement écartée. La flûte d’os ne parvient pas jusqu’à nous et l’ensemble des flûtes de Pan contemporaines descendent de la flûte polycalame, y compris les tardives flûtes monoblocs [18] qui ne sont qu’un avatar de la flûte polycalame de chaumes [19].
Rappelons que la projection dans un monde virtuel par le moyen de la transe est un usage commun chez tous les primitifs. Or, les flûtes de Pan et autres sifflets sont des outils privilégiés pour produire chez l’utilisateur une hyperventilation, premier pas vers un possible état altéré de conscience.
Avec la flûte d’os, la nature même du matériau, d’essence animale, suggère une pratique magique particulière, conduisant à une acquisition de qualité ou de pouvoir spécifiques de l’animal en question [20]. La flûte en os est donc plus l’outil d’un transfert symbolique que forme symbolique à proprement parler.
Les caractères symboliques originels dégagés précédemment pour les flûtes polycalame de chaumes ne sont pas ici pertinents.
Si, dans l’usage traditionnel, la flûte de chaume fut et est encore utilisée de part le monde pour accéder à la transe, il s’agit alors d’un rituel collectif pour un effet collectif, engageant le groupe entier. A l’opposé, à la flûte d’os correspondrait une cérémonie qui peut être définie comme privée, même si un groupe entier y participait.
RELECTURES
Pan et Syrinx
Une rapide relecture de l’association de Pan et de Syrinx montrera que le mythe s’est construit en exploitant le potentiel symbolique originel. Nous comprendrons alors toute la pertinence de ce couple indissociable au service de la prospérité des bergers.
Dès le VIIIe siècle avant J.C., un hymne homérique, rapportant une légende plus ancienne, fait de Hermès l’inventeur de la flûte de Pan [21].
Un deuxième mythe, plus récent, fait de Pan lui-même l’inventeur de sa flûte : en Arcadie, petite province grecque d’économie pastorale au centre du Péloponèse, Pan assume le rôle de favoriser la fertilité des troupeaux. Mais Pan est effrayant et obscène, son érotisme est brutal. Son apparition déclenche la panique. Il est amoureux de la nymphe Syrinx mais celle-ci préférera se jeter dans le fleuve Ladon plutôt que de lui céder. A l’endroit où elle disparut poussèrent des roseaux bruissant sous le vent. L’infortuné Pan en assembla quelques uns et se consola avec cette flûte qu’il baptisa Syrinx [22].
La grâce de Syrinx est désormais entre ses mains, son souffle la fait revivre. D’ailleurs, comment comprendre la déclaration de Pindare « Pan distille son propre miel » si Pan n’était transcendé par Syrinx. Au Ve siècle avant J.C., Syrinx est définitivement un attribut du dieu Pan et celui-ci va maintenant connaître une grande renommée, dépassant largement les frontières de l’Arcadie.
Les vertus symboliques originelles de la flûte de Pan s’expriment pleinement dans ce mythe. En effet, toutes les flûtes peuvent favoriser les hyménées pastoraux mais, seule, la flûte polycalame a ce pouvoir de rassembler, si nécessaire au dieu Pan. Syrinx, s’opposant à la panique et plus fort qu’elle, apporte un équilibre indispensable à la fonction de Pan. Par ailleurs, il faut ajouter que les nymphes étaient aussi associées aux naissances. Voilà qui garantit un peu plus la fertilité des troupeaux.
Plus tard, Platon écrira : « Il te reste la lyre et la cithare, utiles à la ville, aux champs, les bergers auront la Syrinx » [23]. On comprend que la nymphe est puissante en son domaine mais que le charme n’opère pas dans la Cité. Platon ne se trompait pas, la flûte de Pan va être durablement associée au monde pastoral. Mais ce qu’il faut aussi comprendre, c’est que la charge symbolique sera moins prégnante dès lors que la flûte sera éloignée de son milieu originel.
D’autres lectures
Des représentations nous montrent la flûte de Pan aux mains des sirènes. En fait nous ne quittons pas le domaine abordé avec Pan puisque les sirènes symbolisent la grande tentation des plaisirs terrestres et, en premier lieu, la sexualité. Là encore la flûte de Pan doit être comprise comme l’expression du charme qui favorise le rapprochement et l’union des deux sexes.
Bien plus tard encore, nous voyons la flûte de Pan conviée à l’office divin, le clergé l’ayant rangée parmi les instruments autorisés à sonner dans l’église. Cette sanction consacre-t-elle ses qualités musicales ou symboliques ? Quoiqu’il en soit, il faut remarquer que la flûte de Pan que l’on voit figurer parmi les instruments élus est le plus souvent monoxyle, parfois monoxyle à fenêtre comme dans le psautier de l’abbé St-Rémy au XIIe siècle. Il se peut que le clergé ait été sensible à ses qualités symboliques mais qu’il ne pouvait accepter sa forme polycalame, trop allusive. Le clergé lit le grec et n’a peut-être pas oublié que cette flûte personnifie une nymphe rendue éternelle par un dieu païen…
CONCLUSION
L’apparence sexuée du matériau chaume et le lien rassemblant les tuyaux ainsi que le contexte social ont déterminé les deux charges symboliques originelles. Ces trois termes, forme, matériau et contexte social, ont connu des évolutions dans les sociétés traditionnelles qui ont induit une altération par effacement et complexification du symbolisme originel. De plus, les sociétés modernes occidentales voient apparaître une profusion de signes à l’usage de groupes restreints. Ces signes, sans effacer davantage le symbolisme originel contribuent à le dissimuler.
Par ailleurs, l’on constate que l’adéquation entre l’une des charges symboliques au moins et le besoin d’une communauté donnée a assuré la conservation du symbolisme et de l’instrument par cette communauté. A l’inverse, l’obsolescence symbolique a conduit le plus souvent à l’abandon de l’instrument. C’est le cas par exemple en France du « fresteu » en Provence et du « fioulet » dans les Pyrénées qui disparaissent avec la fin du pastoralisme.
L’instrument ne semble survivre que parce qu’il répond à un besoin, non de ses qualités musicales, mais de ses vertus symboliques. Ce qui pose la question de sa survivance, voire de son expansion, dans un occident qui a abandonné le pastoralisme et ne se soucie plus de fécondité… Serait-ce l’expression, inconsciente et collective, dans notre vingtième siècle inquiet, d’un besoin de re-liaison ?
Gilles PATRAT
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